CHAPITRE IX
Ils regardaient de tous leurs yeux ce monde inconnu qui semblait monter vers eux. Mais ils n’éprouvaient pas de surprise, pas de choc. Ils ne se sentaient pas extrêmement dépaysés. Ils l’étaient même moins qu’en arrivant sur certaines planètes de leur propre galaxie.
La planète Brango était une planète verte, qu’au premier coup d’œil ils auraient rangée dans la catégorie A. La ville vers laquelle ils descendaient maintenant était énorme.
— Cela ressemble à Clifford ! s’exclama Joe Koel.
Clifford était la capitale de la planète Verga I, dans le système de Bételgeuse – une des plus anciennement occupées par l’homme. C’était la ville la plus vaste et la plus peuplée de toute la civilisation humaine : cinquante millions d’habitants. Là, étaient réunis la plupart des grands services galactiques et d’importantes entreprises industrielles.
— Oui, fit Jokron. Mais l’architecture a l’air différente. Plus monumentale encore. Toutes les planètes d’où les hols n’ont pas été chassés par les durups doivent être surpeuplées…
L’astroport était gigantesque. Des milliers d’astronefs de toutes tailles y étaient alignés côte à côte. De haut, cela ressemblait à un parking pour hélicabs.
Ils se posèrent doucement sur l’aire qui leur était réservée et, à travers les hublots, ils purent voir enfin les hols.
Bien qu’ils se fussent attendus – eux qui avaient vu le visage de Horahor prisonnier dans son scaphandre – à un aspect physique assez proche de celui de l’homme, ils furent stupéfaits par l’extraordinaire ressemblance entre les deux races. Même les costumes que portaient les hols n’étaient pas très différents de ceux qu’ils portaient eux-mêmes dans la vie courante : des sortes de combinaisons très pratiques, qui moulaient le corps, mais dont la souplesse permettait une grande aisance de mouvements.
Une foule assez nombreuse bientôt entoura leur astronef. On leur faisait des signes amicaux. La joie se lisait sur tous les visages.
— Je crois qu’il est temps, dit Jokron, que nous allions mettre nos scaphandres.
Revêtir un scaphandre garni de substance neutre était une opération assez compliquée. Il fallait, en effet, souder le casque à la partie inférieure de ce lourd vêtement. Mais tout l’équipage connaissait maintenant cette technique, et l’outillage était très au point.
Il avait été convenu que, pour cette première prise de contact, six hommes seulement sortiraient de l’astronef : Jokron, Koel, Bissis, Brasdin, Sitine et un autre savant, Xanta, le biologiste, qui, comme Sitine, avait rapidement assimilé la langue des hols. Tous étaient d’ailleurs capables, à des degrés divers, de la comprendre et de la parler.
Pendant ces préparatifs, des messages continuaient à être échangés entre l’astronef et l’extérieur. On leur donnait des indications sur les moyens de vérifier si leurs scaphandres étaient bien isolés. On leur faisait savoir comment ils devraient effectuer leur sortie sans risques pour eux et pour la planète sur laquelle ils venaient d’atterrir.
Le commandant Jokron et ses compagnons passèrent dans le sas de sortie. Celui-ci était entièrement tapissé de matière isolante. On referma la porte interne, et l’air que contenait le sas fut pompé vers l’intérieur. Car même le contact de cet air avec l’atmosphère de la planète pouvait provoquer des catastrophes. Ils effectuèrent avec la plus grande minutie les dernières vérifications. Puis la porte extérieure s’ouvrit automatiquement.
Jokron sortit le premier.
Devant lui, se tenait un personnage grand et vigoureux, très brun, d’allure très jeune, mais qui devait avoir une soixante d’années. D’un geste spontané, il tendit ses deux mains au commandant. Celui-ci les prit et les serra avec effusion.
Le hol s’était mis à parler. Jokron ne comprit pas tout ce qu’il disait, mais il en comprit assez pour deviner qu’il avait devant lui Roan Horahor, le père de Hoal Horahor, et il en fut vivement ému.
Hel Sitine lui confirma d’ailleurs aussitôt qu’il ne s’était pas trompé. Ce fut d’ailleurs – Sitine qui répondit, dans la langue des hols.
— Nous sommes heureux d’être parmi vous. Nous vous remercions de votre message. Nous allons pouvoir désormais lutter côte à côte contre les durups. Notre seul regret est de n’avoir pas pu sauver votre fils. C’est un héros dont nous vénérerons désormais la mémoire autant que vous-mêmes…
Le hol hochait tristement la tête.
— Je sais, dit-il, qu’il ne vous était pas possible de sauver mon fils. Du moins, il a pu vous transmettre notre appel… Nous n’aurions jamais osé espérer que vous y répondiez si vite… Soyez les bienvenus parmi nous.
Près de lui, se tenait une jeune femme hol d’une éblouissante beauté. Très brune, elle avait de magnifiques yeux noirs, un visage aux traits d’une régularité parfaite, un corps splendide que moulait, des pieds à la tête, un vêtement blanc – la couleur du deuil chez les hols, comme ils devaient l’apprendre plus tard.
— Je vous présente ma fille, Hira.
Elle s’inclina gracieusement devant les hommes en scaphandres.
Koel, Bissis, Brasdin, qui avaient recueilli les dernières paroles du frère de cette jeune femme et qui l’avaient vu mourir, étaient très émus. Rad se rappelait ce qu’avait dit Koel : « C’est un de nos frères ».
Les présentations continuèrent. Il y avait là des savants, des astronautes. Ils virent arriver en courant un hol encore vêtu d’une combinaison rouge corail et dont et visage était bleu comme le leur. Il se présenta lui-même :
— Gorohir, commandant de l’astronef Sirohur… Sans vous, je crois que les durups auraient fini par nous détruire.
Jokron lui serra la main.
— Et sans vous, lui dit-il, je doute que nous ayons pu arriver jusqu’ici sans encombre.
*
* *
Jokron et ses compagnons furent emmenés – dans un grand véhicule qui roulait au sol – jusqu’à un magnifique immeuble situé au milieu d’un parc. La ville où ils se trouvaient leur parut plus impressionnante encore qu’ils ne l’avaient imaginé en la voyant du haut des airs. Les buildings, dont beaucoup étaient faits d’une matière transparente, étaient nettement plus élevés et plus vastes que ceux des villes qui leur étaient familières. Le trafic aérien était intense et parfaitement réglé. Mais leur opinion générale restait la même : la civilisation des hols était très proche de la leur ; ils ne se sentaient nullement dépaysés.
Ils apprirent que l’immeuble dans lequel on les introduisit était le Centre des Recherches Anti-Durups, et que ce centre était dirigé par le père de Horahor, qui était à la fois un savant et un astronaute. La salle où on les reçut était magnifiquement décorée. Les hols étaient, sans nul doute, une race d’artistes.
Sans perdre de temps, ils abordèrent le problème de la coopération entre les deux galaxies. Sitine prit la parole au nom de ses compagnons.
— La première chose à faire, dit-il, est de mieux nous connaître et de pouvoir plus facilement communiquer entre nous. À cette intention, nous vous avons apporté de nombreux documents sur notre propre civilisation. Ces documents ont été établis – à la façon de votre livre rouge – sur des feuilles de matière neutre, afin que vous puissiez les consulter aisément. Ils sont dans notre propre langue, mais nous avons établi un lexique qui vous permettra d’assimiler rapidement celle-ci.
— Nous avons, dit Horahor père, des méthodes très rapides pour y parvenir.
— Parfait. Ces documents vous instruiront sur notre histoire, nos mœurs, nos institutions, l’état actuel de nos sciences et aussi sur le degré de pénétration des durups dans notre galaxie.
— C’est une excellente idée. Quant à vous, pendant votre séjour ici, il vous sera loisible de tout voir, de tout entendre, de poser toutes les questions que vous voudrez. Nos savants seront à votre disposition pour y répondre. Je ne vous cacherai pas que notre situation est critique – comme vous avez pu vous en douter déjà d’après notre message. Sur les six cents planètes habitées par notre race, il nous en reste à peine deux cents. Et sur les trois mille planètes que nous occupions à des fins d’exploitation, mais sans y habiter d’une façon positive, plus des trois quarts sont tombées en possession des durups. Nous nous défendons pied à pied, mais dans des conditions de plus en plus difficiles. À ce rythme, nous serons bientôt à court des produits les plus essentiels, notamment ceux dont nous tirons l’énergie, la chaleur et la lumière.
« La plupart des planètes où nous trouvions les matières fissiles qui alimentaient nos centrales atomiques nous ont été arrachées. Les durups ont maintenant plus d’astronefs que nous. Ils se livrent souvent à des attaques massives. Nous avons par bonheur, depuis quelques années, installé au-dessus de nos planètes des écrans protecteurs contre les bombardements atomiques. Mais chacune de nos sorties en astronef est devenue une aventure. Le Sirohur, dont vous connaissez maintenant le commandant, a eu beaucoup de mal à atteindre la zone neutre, où il allait s’approvisionner en matière isolante – car il était dans notre intention d’envoyer dans votre galaxie une nouvelle mission, dont j’aurais pris en personne le commandement. Vous voyez que notre situation est bien précaire. Mais votre présence ici nous redonne du courage. »
— Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider, dit Jokron. Est-ce que les durups continuent à s’infiltrer dans votre population ?
— Oui, hélas ! mais de moins en moins. Nous avons été obligés, faute de trouver un meilleur moyen de détection, de soumettre tout le monde, par roulement, au test du sommeil prolongé. Personne ne monte à bord d’un astronef sans avoir subi ce test… Ce n’est plus une vie…
La conversation se poursuivit longtemps encore. Mais, comme les réserves d’oxygène dont disposaient les scaphandres des hommes commençaient à s’épuiser, ceux-ci durent regagner leur vaisseau.
— Nos entretiens seraient bien plus agréables, dit Sitine à Roan Horahor, si nous pouvions sortir de ces lourdes carapaces.
— Certes, dit le hol. Et nous pourrions aussi vous inviter à notre table, ce qu’il nous est malheureusement impossible de faire. Mais j’oubliais. Nous venons de mettre au point des costumes isolants beaucoup plus légers, et dans lesquels vous serez beaucoup plus à votre aise. Nous allons vous en offrir une douzaine, en vous indiquant comment vous pourrez les revêtir et les quitter rapidement.
*
* *
Au cours des journées suivantes, les représentants de l’espèce humaine poursuivirent leurs entretiens avec les hols. Ils étaient beaucoup mieux dans les costumes que ceux-ci leur avaient donnés. Ils pouvaient se mouvoir beaucoup plus aisément.
En dehors des conférences qui groupaient toujours une quinzaine de personnes, ils se promenaient dans l’énorme ville qu’était Rohohir. Partout, on les accueillait avec des manifestations de vive sympathie. Ils avaient redonné à leurs visages leur teinte naturelle, car il n’était pas nécessaire, sur la planète Brango, de se protéger contre les vibrations des durups. Ils se familiarisaient rapidement avec la langue de leurs hôtes.
Ils visitèrent des usines, des musées, des salles de spectacles, des laboratoires. Chacun d’eux eut des conversations avec des hols spécialisés dans la même branche. Ils furent reçus dans des familles et constatèrent que les mœurs et les usages de ceux qui les accueillaient chez eux n’étaient pas très différents des leurs. Tout l’équipage humain fut bientôt autorisé à sortir, par roulement.
Un soir où ils venaient de regagner leur astronef, Joe Koel dit à Rad Bissis :
— Il ne me faudrait pas trois mois pour que j’aie l’impression d’avoir toujours vécu ici.
— Oui, dit Rad. Ils ont, en outre, beaucoup de charme, beaucoup de gentillesse, et j’ai déjà appris énormément de choses à leur contact. Cette planète ressemble étrangement à la Terre, où je suis né. Les végétaux, les animaux y sont sensiblement les mêmes. J’ai été très ému en voyant un arbre qui avait exactement le même aspect qu’un chêne terrestre. Notre chimiste, Olef, est convaincu que l’air qu’ils respirent a exactement la même composition que le nôtre, et Xanto, le biologiste, qui a examiné leurs planches anatomiques et assisté dans un laboratoire à la dissection d’un cadavre, m’a affirmé qu’il n’y avait absolument aucune différence entre leur organisme et le nôtre, et qu’un homme pourrait, avec une femme hol, avoir des enfants. Nous vivons en quelque sorte dans deux univers parallèles, mais de polarisation contraire.
Joe Koel resta un instant rêveur.
— C’est curieux, dit-il. Mais pas surprenant… La nature est ainsi faite que les mêmes conditions engendrent généralement les mêmes effets. En tout cas, ils ont de bien jolies femmes… Quel dommage que nous soyons emprisonnés dans nos cagoules isolantes !
L’excellent Joe Koel avait toujours été assez porté sur le beau sexe. Mais sa remarque fit rougir Rad Bissis.
Rad avait passé l’après-midi avec Hira, la fille de Roan Horahor, qui l’avait emmené voir un remarquable spectacle tridimensionnel dans une des salles plus réputées de Rohohir. Il s’en voulait un peu d’avoir été sensible au charme infiniment discret de cette jeune fille. Car il ne cessait de penser à Nora.
Il avait raconté à la jeune hol l’horrible drame qui avait bouleversé sa vie, et elle avait su trouver des paroles de la plus grande délicatesse pour lui dire combien elle compatissait à son chagrin. Mais un éclair de haine avait passé dans ses yeux lorsqu’elle avait à son tour parlé des durups.
— J’avais un fiancé, dit-elle. Un ami de mon frère, un garçon admirable. Les durups, il y a deux ans, l’ont tué dans des conditions atroces. J’ai juré, moi aussi, de le venger.
Rad avait alors appris, non sans un certain étonnement admiratif, qu’elle était astronaute, comme l’était son père, comme l’avait été son frère et qu’elle participait à des raids contre les envahisseurs.
*
* *
Après un mois de séjour à Rohohir, le petit groupe d’hommes venu de la galaxie voisine dut songer à repartir.
Une dernière conférence avait fixé les mesures qui seraient prises en commun pour lutter contre les durups.
Il avait été convenu, notamment, que, de part et d’autre, on constituerait le plus rapidement possible des flottes d’astronefs équipés avec le revêtement de matière neutre, afin d’assurer des contacts plus nombreux entre les deux galaxies. Ces flottes auraient aussi pour mission de veiller à la sécurité dans la zone frontière.
Les communications par radio entre les deux domaines étant impossibles – car la pellicule neutre ne laissait passer aucune sorte de radiation – un système de relais serait étudié, afin d’assurer une liaison rapide.
De part et d’autre également, on activerait la recherche d’un moyen de détection des durups plus rapide que celui qui existait déjà.
Les hommes, dans leur propre domaine, mettraient immédiatement en pratique tous les moyens de défense contre les durups qui leur avaient été enseignés, d’une façon détaillée, par les hols.
Et voici le plus important : il était tombé sous le sens des savants de l’une et l’autre race que l’antimatière constituait une source d’énergie quasi inépuisable. Les hols, comme on l’a vu, commençaient à manquer de matériaux fissiles. Ils ne pouvaient pratiquement plus soumettre les planètes occupés par les durups à des bombardements atomiques. Les hommes, de leur côté, devaient maintenir – et souvent sur des planètes rébarbatives – des installations coûteuses, afin d’entretenir leurs centrales atomiques. Et déjà il fallait alimenter aussi les arsenaux pour lutter contre les monstrueuses créatures.
Or, il suffisait d’emprisonner dans une enveloppe neutre cinquante kilos de n’importe quelle substance – de la terre, des rochers – pour qu’elle devînt dans la galaxie voisine, et réciproquement, soit une bombe d’une terrible puissance, soit même, manipulée avec précaution, une source d’énergie.
Il fut donc convenu que, de part et d’autre, on préparerait des « containers » neutres destinés à transporter l’antimatière d’une galaxie dans l’autre. Tout un programme d’utilisation guerrière et pacifique de l’antimatière serait mis à l’étude.
D’autres savants rechercheraient s’il n’était pas possible de renverser la « polarisation » de certaines quantités de matière, ce qui aurait permis aux astronautes passant d’une civilisation dans l’autre de circuler sans les scaphandres isolants qui étaient pour eux une gêne et qui malgré tout comportaient quelques dangers.
Après cette dernière réunion qui fut émouvante, le commandant Jokron et ses compagnons furent raccompagnés par leurs hôtes jusqu’à leur astronef.
Une heure plus tard, ils quittaient la planète Brango.
Une imposante flottille les accompagna jusqu’à la frontière galactique.